S’installer en Suisse tout en conservant son entreprise en Europe : un schéma de plus en plus fréquent
S’installer en Suisse tout en conservant une entreprise basée dans un pays de l’Union européenne est une stratégie qui séduit de plus en plus d’entrepreneurs. Attirés par la stabilité économique, la qualité de vie, la fiscalité avantageuse pour les personnes physiques et la sécurité juridique, de nombreux dirigeants envisagent de devenir résidents fiscaux suisses, tout en maintenant leur société en France, en Belgique, au Luxembourg ou dans un autre État membre de l’UE.
Ce schéma hybride – résidence en Suisse, société en Europe – n’est toutefois pas neutre du point de vue juridique et fiscal. Les autorités, tant suisses qu’européennes, s’attachent de plus en plus à vérifier la réalité de la substance économique, la cohérence entre le lieu de direction effective d’une entreprise, la domiciliation fiscale et la localisation de l’activité. Les enjeux sont considérables : impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, TVA, charges sociales, mais aussi risques de redressement et de requalification.
Résidence en Suisse : ce que cela change pour l’entrepreneur
S’installer en Suisse signifie, dans la plupart des cas, devenir résident fiscal suisse. En principe, la résidence fiscale est déterminée par plusieurs critères, parmi lesquels :
- Le centre des intérêts vitaux (famille, logement principal, vie sociale)
- La durée de séjour sur le territoire (généralement plus de 183 jours par an)
- La présence d’un logement à disposition de manière permanente
Pour l’entrepreneur, ce changement de résidence a un impact direct sur l’imposition de ses revenus personnels, notamment :
- Salaires et rémunérations de gérance versés par la société européenne
- Dividendes reçus de sa participation dans l’entreprise
- Revenus de capitaux mobiliers et éventuellement revenus immobiliers
La Suisse dispose d’accords de non-double imposition avec de très nombreux États européens. Ces conventions fiscales déterminent quel pays a le droit de taxer tel ou tel revenu, selon sa nature (revenu d’activité, dividende, plus-value, etc.) et selon la qualification du bénéficiaire (dirigeant salarié, indépendant, actionnaire).
Pour optimiser ce cadre, il est crucial de bien comprendre la notion de « résidence fiscale effective » et de conserver des preuves cohérentes avec ce statut : bail ou propriété d’un logement en Suisse, scolarisation des enfants, assurance maladie locale, et bien entendu permis de séjour approprié (notamment permis B ou permis C).
Maintenir son entreprise en Europe : substance, direction effective et risques de requalification
L’un des principaux points de vigilance concerne le lieu de direction effective de la société européenne. Juridiquement, une entreprise est en principe imposable dans le pays où elle est immatriculée. Toutefois, de plus en plus de législations, ainsi que les autorités fiscales, se réfèrent au critère de la « direction effective » pour déterminer le lieu de résidence fiscale de la société.
Si un entrepreneur quitte la France ou un autre État de l’UE pour s’installer en Suisse, mais continue à diriger au quotidien son entreprise depuis son domicile suisse, plusieurs risques apparaissent :
- Risque de considérer que la société a un « siège de direction effective » en Suisse
- Possibilité de double résidence fiscale de la société (pays de constitution + Suisse)
- Négociations complexes entre administrations fiscales sur la base des conventions
À l’inverse, si l’essentiel des décisions stratégiques est réellement pris dans le pays d’immatriculation, avec un conseil d’administration actif sur place, des cadres de direction présents et une véritable substance économique (locaux, employés, contrats), les autorités auront davantage de difficultés à contester le lieu de résidence fiscale de la société.
Dans un contexte de lutte contre l’évasion fiscale et les schémas artificiels, l’absence de « substance » dans le pays européen est désormais rapidement repérée. La cohérence entre la présence physique de dirigeants, l’organisation opérationnelle, la tenue des réunions de direction et la localisation des ressources humaines devient un élément central de sécurisation.
Enjeux fiscaux pour l’entrepreneur : rémunération, dividendes et charges sociales
Pour un entrepreneur résidant en Suisse et gérant une société en Europe, plusieurs questions reviennent systématiquement :
- Comment fixer sa rémunération de dirigeant depuis l’étranger ?
- Où seront taxés les salaires et honoraires perçus ?
- Quel traitement pour les dividendes versés par la société européenne ?
- Dans quel pays payer les cotisations sociales ?
La réponse dépend du pays européen concerné, des conventions bilatérales et du statut juridique du dirigeant. En règle générale :
- Les salaires liés à une activité exercée physiquement dans un pays donné sont imposables dans ce pays, sous réserve des conventions.
- Les dividendes sont souvent imposables dans le pays de résidence du bénéficiaire, avec une retenue à la source éventuelle dans le pays de la société.
- Les charges sociales suivent souvent le lieu d’exercice de l’activité, mais là encore les accords bilatéraux jouent un rôle décisif.
La Suisse, avec ses systèmes cantonaux d’imposition et parfois des possibilités de forfait fiscal pour certains profils (non actifs en Suisse, par exemple), peut offrir un cadre avantageux à l’entrepreneur. Mais ce cadre doit rester cohérent avec la réalité économique. Vouloir conserver un statut de dirigeant très actif dans une société européenne tout en bénéficiant d’un régime suisse réservé aux non-actifs peut susciter des interrogations des administrations.
La question de l’établissement stable en Suisse
Un autre enjeu majeur réside dans l’éventuelle qualification d’« établissement stable » en Suisse. Une société européenne peut être considérée comme ayant un établissement stable en Suisse lorsqu’elle y dispose :
- D’installations fixes d’affaires (bureau, locaux permanents)
- D’un représentant dépendant ayant le pouvoir de conclure des contrats au nom de la société
- D’une présence opérationnelle régulière et significative
Si l’entrepreneur installé en Suisse gère une partie substantielle de l’activité depuis son domicile ou un bureau suisse, les autorités peuvent estimer que la société dispose d’un établissement stable en Suisse, soumis à l’impôt sur les bénéfices au niveau cantonal et fédéral. Cela ouvre la voie à une répartition des bénéfices entre la Suisse et le pays d’immatriculation, avec des calculs parfois complexes de prix de transfert et de marges attribuables.
À l’inverse, si l’activité suisse se limite à des tâches de coordination ou de représentation de faible ampleur, sans pouvoir de négociation ou de signature des contrats clés, le risque de qualification d’établissement stable est réduit. L’analyse doit être conduite au cas par cas, à la lumière des conventions de double imposition et de la pratique administrative.
Relations avec les administrations fiscales : transparence et documentation
Les entrepreneurs qui choisissent de s’installer en Suisse tout en conservant leur entreprise en Europe sont confrontés à un environnement réglementaire plus exigeant. Transparence, documentation et traçabilité deviennent des mots-clés pour limiter les risques de redressement.
Plusieurs bonnes pratiques se dessinent :
- Rédiger une cartographie claire des fonctions exercées dans chaque pays
- Documenter le lieu des réunions de direction et des décisions clés
- Conserver des preuves de la substance dans le pays d’immatriculation (bureaux, contrats de travail, factures, baux, etc.)
- Mettre à jour régulièrement la structure de rémunération et de dividendes pour refléter la réalité économique
- Anticiper les demandes d’information des administrations fiscales et préparer des dossiers justificatifs
En Suisse, la démarche de ruling fiscal préalable – une pratique bien ancrée dans certains cantons – peut offrir une sécurité accrue. Il s’agit d’obtenir, avant la mise en place d’une structure, une prise de position de l’administration fiscale sur un montage précis. Ce type de démarche permet de réduire l’incertitude et de sécuriser les choix de l’entrepreneur.
Aspects sociaux, assurance et retraite : un volet souvent sous-estimé
Si la fiscalité retient souvent l’attention, l’installation en Suisse tout en conservant une entreprise en Europe a également des conséquences sur la couverture sociale, l’assurance maladie et la retraite. Plusieurs points méritent un examen attentif :
- Affiliation au système de sécurité sociale suisse (AVS/AI/APG) ou maintien dans un régime européen
- Choix de l’assurance maladie en Suisse, obligation de s’assurer dans les délais impartis
- Coordination des droits à la retraite entre les systèmes suisses et européens
- Couverture en cas d’accident, d’invalidité ou de chômage
Les accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE, notamment sur la libre circulation des personnes et la coordination des systèmes de sécurité sociale, jouent un rôle central. Ils permettent d’éviter, dans de nombreux cas, une double cotisation sociale, tout en garantissant une continuité partielle des droits acquis.
Anticiper, structurer, faire accompagner : les clés d’une installation réussie
Pour un entrepreneur, s’installer en Suisse tout en conservant son entreprise en Europe peut constituer une opportunité réelle : qualité de vie, stabilité du cadre réglementaire, visibilité fiscale et proximité avec de grands marchés. Mais ce choix s’inscrit désormais dans un environnement international marqué par la transparence, l’échange automatique d’informations et une lutte renforcée contre les montages purement fiscaux.
La réussite d’un tel projet repose sur plusieurs piliers :
- Une analyse préalable de la résidence fiscale, des conventions applicables et du risque de double imposition
- Une structuration claire de la gouvernance et du lieu de direction effective de la société européenne
- Une réflexion approfondie sur la rémunération du dirigeant, la politique de dividendes et la répartition des fonctions entre pays
- Une évaluation précise des enjeux sociaux, des assurances et de la retraite dans une perspective à long terme
- Un accompagnement par des spécialistes suisses et européens (avocats, fiscalistes, experts-comptables) pour sécuriser les arbitrages
Au-delà de l’attractivité fiscale souvent mise en avant, ce type de démarche s’inscrit aujourd’hui dans une logique de conformité et de durabilité. L’entrepreneur qui envisage de s’installer en Suisse sans rapatrier immédiatement son entreprise européenne a intérêt à penser ce projet comme une réorganisation globale, et non comme un simple changement d’adresse personnelle.